SOMMAIRE
- Les découvertes faites à Masol, si elles s’avèrent vraies, pourraient compliquer ou renforcer la théorie de la migration hors d’Afrique
- Cela ferait de Masol, qui se situe à 20 km de Chandigarh dans les collines de Shivalik, le plus ancien site anthropologique d’Asie
- La découverte Indo-Française pourrait repousser d’environ 500 000 ans les migrations hors d’Afrique
- Elle pourrait nous en dire plus sur comment et quand nous avons commencé à ressembler et à nous comporter comme des Homo sapiens plutôt que comme des singes
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Masol, un village discret caché au pied des collines de Shivalik dans le Pendjab et entouré de peu de végétation, a soulevé une question fondamentale concernant notre existence : où et quand le premier spécimen de notre espèce a-t-il marché sur cette terre ? Est-il possible que les 'humains modernes' soient originaires d’Asie, ou plus précisément de l’Inde d’aujourd’hui, et non d’Afrique comme généralement admis de par le monde ? Et en plus que cela se soit passé 500 000 ans avant la date supposée du début de notre évolution qui est basée sur les fossiles trouvés en Afrique ?
Oui, il est possible que la paléoanthropologie soit arrivée à un tournant historique avec Masol. Dans une discipline où les déclarations et les contre-déclarations abondent, où il n’est pas toujours aisé de séparer les découvertes scientifiques de leurs interprétations teintées de préoccupations qui n’ont rien de scientifique, il est évident que les découvertes faites dans ce village près de Chandigarh vont déclencher de furieux débats. Il est bien possible qu’elles détiennent la clé d’éventualités surprenantes, qu’elles secouent la croyance populaire concernant la chronologie de notre évolution, qu’elles réécrivent l’histoire humaine et, pourquoi pas, qu’elles ébranlent les fondations-mêmes de l’anthropologie.
Après avoir traversé des ruisseaux asséchés et atteint un plateau entouré de collines poussiéreuses et se trouvant à 100 m au-dessus de Masol, nous nous retrouvons à un affleurement rocheux où l’on peut, paraît-il, voir des traces d’hominidés (nos premiers ancêtres humains dotés d’intelligence) dans les plaines alluviales subhimalayennes. C’est ici que l’équipe indo-française menée par Mukesh Singh, de la Société pour la Recherche archéologique et anthropologique basée à Chandigarh, et Anne Dambricourt-Malasse, du Centre national de la recherche scientifique basé à Paris, dit avoir trouvé des traces des premiers signes d’intelligence humaine. Elle a découvert des outils en pierre et des fossiles d’animaux, certains portant des traces de découpe probablement faites par les premiers humains lorsqu’ils se nourrissaient de carcasses, qui remonteraient à il y a 2,6 millions d’années.
"Ces traces ont été faites par le bord tranchant d’un outil à découper ou des tranchants de pierre en quartzite. Il ne faut pas les confondre avec des éraflures naturelles ou des marques qu’auraient pu laisser les dents d’un crocodile ou d’une hyène" dit A. Dambricourt. M. Singh affirme que ces traces anthropiques sont une découverte prouvée scientifiquement : "À cette époque-là les hominidés n’étaient pas des chasseurs mais ils se nourrissaient de carcasses. Ils arrachaient la viande des os qu’ils cassaient pour en manger la moelle". Manzil Hazarika, paléontologue à l’Université de Berne en Suisse, qui a trouvé le tibia d’un ancêtre de bovidé ici sur une colline, dit que le fossile portait des traces de découpe et qu’il datait d’exactement la même époque que les rochers environnants.
Un groupe de 10 scientifiques pluridisciplinaires de Pologne, du Mexique et de France a récemment souligné dans les Comptes Rendus Palevol que des recherches appronfondies sur 80 hectares à Masol depuis 2008 avaient pour but de vérifier une découverte surprenante chronologiquement qui ouvrait la porte à des questions cruciales : Est-ce que des hominidés du tout début de l’évolution se sont installés en Asie avant même qu’ils se tiennent droit ? Et, encore plus étonnant, serait-il possible que les espèces primitives aient évolué en Asie même pour devenir le plus sophistiqué Homo erectus ?
La prise est énorme : l’équipe de chercheurs à Masol a trouvé jusqu’à présent plus de 1 500 fossiles et 250 outils sur les 13 sites inspectés. Trois des ossements de bovidés (les bovidés formaient la plus grande variété d’ongulés, de la famille des vaches) portant de notables traces de découpe ont été envoyés, sur la recommandation du Service archéologique d’Inde, au Centre de recherche et de restauration des musées de France et au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Après y avoir subi des tests, ils ont été déclarés être authentiques.
Yves Coppens, professeur émérite emblématique au Collège de France, qui a découvert Lucy et qui a inspiré des générations de paléoanthropologues, défend l’idée que les hominidés ont quitté l’Afrique il y a bien plus longtemps que 2,5 millions d’années. Il dit que les découvertes correspondent à ce qu’il clame depuis les années 1980. "Je l’avais anticipé" dit-il à Outlook. "Mais suggérer quelque chose n’est pas suffisant dans le domaine scientifique, vous devez le prouver. Cette preuve arrive et dépasse même mon "audacieuse" théorie.” Pour Dominique Cauche, du Laboratoire de préhistoire du Lazaret à Nice en France, ces découvertes non seulement repoussent les dates de migration hors d’Afrique mais elles soulèvent une question bien plus importante. "Si les hominidés se trouvaient effectivement à Masol à cette époque-là, quand y sont-ils arrivés et d’où venaient-ils ?
Tout deviendra peut-être plus clair lorsque des fossiles d’hominidés seront trouvés dans la région. "Nous allons conduire plus de fouilles en novembre et espérons y trouver un hominidé" dit M. Singh.
Ce qui a piqué la curiosité des chercheurs c’est comment des fossiles enfouis pendant des siècles ont soudainement fait surface ces dernières années dans cette région. Certains disent que Masol, sur le plan géologique une région entourée de montagnes et située dans les contreforts himalayens, est un dôme en érosion qui s’est lentement élevé du fait de l’activité tectonique entre les plaques himalayenne et eurasienne qui a augmenté la hauteur de la chaîne de l’Himalaya. "Du fait de l’érosion créée par les ruisseaux au fil des ans, les fossiles ressortent à la surface" dit M. Singh. Comme nous remarquons des couches horizontales de roches d’âges différents sur les collines qui nous entourent, M. Singh nous montre une butte rosâtre en limon et nous dit "je l’ai trouvé là." C’était en 2008 : il s’agissait du premier outil à découper qui a été estimé datant d’il y a près de 2,58 millions d’années.
Et puis quelque chose d’encore plus significatif s’est produit. À 30 m de là où M. Singh a fait sa découverte, M. Hazarika a sorti de terre son tibia de bovidé (d’un ancêtre de la vache). Il avait des traces de découpe et les rochers l’entourant dataient de la même époque qui remonte à tant d’années que c’en est ahurissant.
Les découvertes ont enthousiasmé la communauté de chercheurs. Le capitaine Karnail Singh, directeur du Musée et de la galerie d’art du Gouvernement à Chandigarh, pense que le passé est finalement en train de se révéler. "Les découvertes ont suscité beaucoup d’intérêt pour la préhistoire et ont montré que l’Inde pouvait être le berceau de la civilisation" dit-il. En janvier, le Premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, et le Président de la République française, François Hollande, ont visité le musée de Chandigarh pour rendre hommage aux découvertes de Masol. Dans un contexte préhistorique, il est vrai qu’elles peuvent nous aider à reconstituer la préhistoire des collines de Shivalik et à comprendre l’importance du haut bassin de l’Indus dans la dispersion du genre Homo à travers l’Asie.
La preuve Des fossiles sont analysés dans un laboratoire parisien (Photo de A. Dambricourt Malassé)
Partout dans le monde les chercheurs ont tenté d’établir une bonne chronologie de l’évolution et de comprendre l’histoire des origines de l’humanité. Depuis que le squelette d’un Neandertal a été trouvé en Allemagne en 1856, des débats féroces et assez techniques ont eu lieu autour des fouilles en Afrique, en Europe et en Asie. L’hypothèse d’une migration hors d’Afrique a commencé à être remise en question après que les découvertes faites en Chine et à Java en 1994 ont été estimées dater d’il y a environ 2 millions d’années. Cela a renvoyé les préhistoriens à leurs planches et ils ont dû dessiner un nouvel arbre de l’évolution.
L’autre théorie, en résumé, est celle-ci : l’évolution s’est déroulée en courants parallèles et de nombreuses sous-espèces d’hominidés sont apparues au cours des siècles. En mars dernier, des scientifiques ont découvert en Ethiopie la plus vieille mandibule et dent d’un ancêtre de l’homme qu’ils estiment dater d’il y a 2,8 millions d’années. Ces restes pourraient appartenir à l’Homo habilis, une espèce transitoire qui possédait des traits à la fois du singe et de l’homme. Cette découverte en a irrité plus d’un et a été accueillie avec un certain scepticisme. Les implications des découvertes de Masol pourraient créer encore plus de confusion en ce qui concerne la chronologie.
"Si les traces de découpe sur les fossiles de bovidés trouvés à Masol ont bien été faites par des humains, ce serait un fait sans précédent pour toute l’Asie" admet le professeur Michael Petraglia, codirecteur du Centre pour l’archéologie asiatique de l’Université d’Oxford. "Cependant, l’identification des traces de découpe est toujours difficile et sujette à controverse. Il est encore trop tôt pour dire que l’évolution n’a pas commencé en Afrique." La question clé est : est-ce que Masol étaye l’autre théorie qui parle d’évolutions parallèles ou ne fait que renforcer la chronologie de la migration hors d’Afrique ? Quoi qu’il en soit, malgré les réserves des sceptiques qui demandent un examen plus approfondi, plus de travaux sur le terrain et de preuves pour corroborer les extraordinaires allégations de l’équipe, Masol place l’Asie au centre même du puzzle de l’évolution, avec l’Afrique. Il s’agit, après tout, d’un site riche : des fossiles de singes datant d’il y a huit millions d’années et trouvés il y a plus d’un siècle.
Parth Chauhan, paléoanthropologue et assistant professeur de sciences humaines à l’Institut indien pour la science de l’éducation et la recherche à Mohali, reste sceptique. Il cite des questions "de méthodologie, d’interprétation et d’éthique "qui empêchent la recherche d’être" acceptée par le plus grand nombre". Il fait remarquer que "les conclusions d’un projet dominé par les Français et qui ont été publiées dans un journal contrôlé par les Français" ne peuvent être prises à la lettre. "Une datation par radionucléides cosmogéniques doit être faite pour confirmer l’âge des outils de pierre" dit-il. Rajeev Patnaik, professeur de géologie à l’Université du Pendjab, est lui aussi convaincu que les outils ne viennent pas des collines de Shivalik. " Ce sont des découvertes faites en surface dit-il, faisant référence au manque, sur place, d’exploration ou de fouilles faites couche par couche pour révéler les objets.
D’autres critiquent les méthodes de datation utilisées. A. R. Sankhya, anciennement de l’Inspection anthropologique de l’Inde, pense que l’étude n’est pas basée sur "les méthodes de datation absolue." Même S. B. Ota, directeur régional de l’Inspection archéologique de l’Inde à Bhopal, qui a suivi avec attention les fouilles de Masol, dit que les outils n’ont pas été datés avec précision. "Les traces de découpe sur les os sont claires mais même des primates auraient pu laisser ces traces" dit-il.
Ceux qui ont découvert des fossiles Jassi (à droite), 16 ans, et Gurbaksh, 15 ans, montrent quelques-uns des fossiles
P. Chauhan va plus loin, disant que les traces pourraient être dues à un contact naturel avec des pierres pointues ou des graviers. "Si leur découverte montre vraiment une activité d’hominidés il y 2,6 millions d’années résultant de leurs migrations hors d’Afrique, nous devrions donc théoriquement trouver des preuves de leur dispersion antérieure entre l’Afrique et le sous-continent indien" dit-il.
G. D. Badma, conseiller scientifique de la Société de recherche paléontologique de Pune, reconnaît ces doutes mais il dit que l’équipe a corroboré ses découvertes en faisant des recherches approfondies. Julien Gargani, spécialiste de géologie à l’Université de Paris-Sud et membre de l’équipe, dit que l’étude montre clairement la présence de traces de découpe intentionnelle sur les fossiles datant d’il y a 2,6 millions d’années. "La recherche a de nombreuses implications. Les questions qui en découlent sont scientifiques certes mais également philosophiques" dit-il.
Y. Coppens fait remarquer qu’il existe des sites montrant la présence des premiers humains hors d’Afrique mais que Masol serait le plus ancien découvert à ce jour. "J’ai encouragé l’équipe à explorer les dépôts datant de la même époque dans les collines de Shivalik" dit Y. Coppens". Toutes les affirmations semblent fiables et les datations tant paléomagnétiques que stratigraphiques sont sures. " À part les fossiles d’animaux considérés comme les ancêtres d’espèces actuelles, les ossements d’un Stégodon (une ancienne version de l’éléphant avec des défenses de 4 m de long), d’un Equus (l’ancêtre du cheval) et de tortues terrestres géantes ont également été trouvés dans les collines de Shivalik.
Comme tout s’est déroulé sous les yeux des villageois, cela a suscité leur intérêt. Ils ont aidé les chercheurs à creuser des tranchées ou à transporter les fossiles lourds à dos de dromadaire ou d’âne. Montrant l’une de ses découvertes, qu’il transporte parmi bien d’autres dans un sac de ciment, Jassi, âgé de 16 ans, dit " C’est une dent d’hippopotame. Qui sait ? Ce sera peut-être la prochaine grande découverte du professeur."
Les découvertes comme celle-ci font désormais partie de la vie quotidienne des villageois même si, comme s’en lamente l’ancien chef du conseil de village, Kaka, ils n’en comprennent pas toujours la portée historique. Sur les sites des fouilles on voit souvent des villageois ramassant des os étranges ou des animaux piétinant les fossiles. "Le gouvernement devrait protéger le site des intrus » dit-il. Effectivement, c’est le moins que le gouvernement puisse faire. Il pourrait s’y trouver de nombreuses surprises, ici et là, qui pourraient être d’une grande valeur pour les paléoanthropologues et tout le monde s’accorde à dire que les recherches doivent être poursuivies sur le site.
Si de nouvelles fouilles donnaient lieu à la découverte d’ossements d’hominidés, ce dont rêve Mukesh Singh et à la poursuite duquel il a passé la plus grande partie de sa vie professionnelle, pointeraient-ils dans la direction d’une branche encore inconnue de l’arbre généalogique des familles humaines ? Pour l’instant, M. Singh, âgé de 62 ans, s’occupe d’examiner avec attention chaque pierre et fossile soigneusement rangé dans des caisses bleues. Ses yeux brillent lorsqu’on lui demande : " Est-ce vraiment à Masol que tout a commencé ?"
(Traduit par Nathalie Mitra)
Par Siddhartha Mishra à Masol, avec Priyadarshini Sen Photos prises par Narendra Bisht